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 OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION

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ZENKHRI Salah




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MessageSujet: OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION   OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION Icon_minitimeDim 13 Oct - 1:50

OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION RÉFLEXIONS SUR UN COMPORTEMENT "DÉVIANT" À PARTIR DE L'OEUVRE ROMANESQUE DE M.V. MONTALBAN PAR Pierre MAZET
Maître de Conférences en Science Politique à l'Université de La Rochelle

"La chose est d'importance: un chien de race, s'il cherche sa place sous la table à manger sans se laisser détourner par les coups de pied, ce n'est point par bassesse de chien, mais par attachement et fidélité ; et dans la vie, ceux-là
mêmes qui calculent froidement n'ont pas la moitié du succès qu'obtiennent les esprits bien dosés, capables d'éprouver, pour les êtres et les relations qui leur sont profitables, des sentiments vraiment profonds". Robert Musil, L'homme sans qualités.

L'analyse de ce que l'on pourrait nommer l'opportunisme politique et le sens du compromis apparaît relativement marginale dans l'étude globale des "bonnes moeurs" politiques, probablement en raison de la gravité moindre que l'on reconnaît à ce type de comportement en comparaison à d'autres formes de transgression ou de non respect de la norme comme la corruption! ou les pratiques népotistes. Il n'en demeure pas moins que désigner un individu comme opportuniste suppose que l'on ait recours à des schèmes d'appréciation basés sur une appréhension morale de la politique qui soient suffisamment

1. A ce sujet, on peut lire l'ouvrage d'Y. Mény, La corruption de la République, Fayard, L'espace du Politique,I992. Même si l'auteur reconnait que "la corruption prend appui sur des mécanismes, des valeurs et des règles parfaitement intégrés et légitimés par le système politique", ce comportement révèle une dégradation des moeurs politiques et s'accompagne d'une désaffection vis à vis du politique.

LES BONNES MŒURS

objectivés de sorte qu'ils prennent sens pour l'ensemble des individus. Dire d'un individu qu'il est opportuniste ou qu'il pratique aisément le compromis revient à désigner quelqu'un de peu scrupuleux qui n'hésite pas, à l'occasion, à revenir sur sa parole, à trahir ou se dégager de ses amis ainsi que de l'ensemble des règles qui régulent le jeu politique afin de conserver une position avantageuse pour lui ou d'obtenir des ressources dont l'aurait privé la conformité à une morale (encore faudrait-il définir ce qu'est cette morale). Il ne s'agit naturellement pas de prétendre que ce type de comportement ait une quelconque relation avec une "pseudo nature humaine", traduisant une forme de pathologie, mais qu'au contraire, il n'a de sens que dans la relation, ainsi que le suggère Howard Becker dans son étude de la déviance2 . Ainsi l'étiquette d'opportuniste fonctionnera dans la mesure où un ensemble d'individus accepte de sanctionner, moralement ou juridiquement, un comportement jugé non conforme à la représentation que ce même groupe se fait d'une conduite morale, juste et des bonnes mœurs politiques. L'étiquetage n'est donc pas possible sans un important travail d'objectivation des règles et des valeurs qui régissent une société et qui doit être constamment célébré et affirmé à fin justement que la sanction morale ait une quelconque effectivité.

Les instances de célébration de ses règles sont nombreuses dans nos sociétés, sans doute peut-on y voir l'aboutissement de l'espace public dont nous parle Habermas, de cette sphère publique où se médiatisent les comportements et les paroles politiques. Pour notre part, nous avons choisi de privilégier une instance de célébration quelque peu périphérique et éminemment subjective parfois, c'est à dire le roman, sans doute parce que l'on admettra, avec Erik Neveu, que "la signification politique et culturelle de la paralittérature est désormais en voie de reconnaissance"3. On considérera donc le roman policier ou d'espionnage comme un espace narratif où se construit une représentation de la réalité que l'auteur souhaite plus ou moins proche de ce qui serait la réalité de tout un chacun -la vision du sens commun - et qu'il propose à ses lecteurs. Par souci de limiter le champ d'investigation, nous avons sélectionné un auteur et un roman, même si des références à l'ensemble de son œuvre interviendront dans notre analyse : Manuel Vasquez Montalhan et son livre Meurtre au Comité Central4 •

2. Becker écrit: "Je ne veux pas dire par là, selon le sens habituellement donné à cette formule, que les causes de la déviance se trouveraient dans la situation sociale ou dans "les facteurs sociaux" qui sont à l'origine de son action. Ce que je veux dire, c'est que les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants. De ce point de vue, la déviance n'est pas une qualité de l'acte commis par une personne, mais plutôt
une conséquence de l'application, par les autres, de normes ou de sanctions à un transgresseur. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette", Outsiders, Paris, A.M Métailié, 1985, pp. 32-33.
3. L'idéologie dans le roman d'espionnage, Presses de la FNSP, 1985, p. 14.
4. Paris, Ed. C. Bourgois, Coll. 10-18, 1987,278 p.

OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION

Auteur catalan à succès, Montalban est surtout connu pour sa série de romans de "politique fiction"5 où il met en scène un détective privé, Pépé Carvalho, que le romancier confronte à des intrigues policières où la vie politique n'est jamais absente, qu'il s'agisse de tentatives de coups d'Etat de groupuscules franquistes nostalgiques (Frederico III de Castille et Léon) ou sur la possible vengeance d'anciennes victimes du régime (Un certain 23 février). Dans Meurtre au comité central, Pépé Carvalho est chargé d'enquêter sur l'assassinat du leader du Parti Communiste Espagnol, Fernando Garrido, donnant ainsi à Montalban l'occasion de disserter sur le changement idéologique des communistes espagnols et sur l'évolution d'un pays qui vit sa transition démocratique. Premier roman écrit après la mort de Franco, il dénote par sa liberté de ton et révèle la conception véhiculée par Montalban des moeurs politiques de son pays, d'où l'intérêt que nous lui avons accordé. Le détour par l'habitus de l'écrivain nous semble indispensable à la compréhension de ce qui représente, pour nous, la spécificité de cet auteur. Montalhan est né à Barcelone; essayiste, journaliste et romancier, membre du Parti Communiste Catalan, il a toujours puisé dans sa propre expérience personnelle l'inspiration de son oeuvre romanesque. Le personnage de Pépé Carvalho apparaît, à bien des égards, comme le double sur le papier de
l'auteur; il est, par exemple, lui même ancien membre du PCE, bien que transfuge par la suite de la CIA et goûte aux plaisirs de la cuisine traditionnelle
catalane. Montalban lui fait brûler, à travers ses différents romans, les livres d'auteurs avec lesquels il a eu des démêlés (Carlos Fuentes) ou dans lesquels il ne croit plus (Engels, Proudhon). Mais tout comme son créateur, Pépé Carvalho, fm psychologue mais néanmoins cynique, est principalement soucieux de porter un regard clinique sur la vie politique espagnole, tout en n 'hésitant pas à juger ses contemporains et surtout à condamner leurs glissements idéologiques. Aux dires de Montalhan, le genre roman noir ne l'intéresserait que dans la mesure où il lui permet d'analyser des "phénomènes réels"6 sous couvert d'histoires de politique fiction. Soulignons également que l'idée de morale reste toujours très présente chez cet auteur et qu'il n'hésite pas à en faire une utilisation extensive, dans le domaine de la cuisine par exemple7 ,

5. Dans la préface de trois nouvelles regroupées sous le titre Histoires de politique fiction, Montalhan précise que "la politique est un ingrédient de ma vie, de ma mémoire et de l'histoire, et mes romans-chroniques tendent à la reconnaître comme un ingrédient littéraire", Paris, Christian Bourgois, 1990.
6. Dans un entretien avec L. Vidal dans Le Figaro du 23 août 1990, Montalhan déclare: "J'ai vite compris que ce genre (de roman policier), en particulier le personnage du détective privé, observateur détaché, cynique, presque voyeur, me permettait de développer une chronique de la société. Mes romans pouvaient devenir des témoins du réel", Voir aussi Le magazine littéraire, Mai 1990, numéro consacré à Barcelone.

7. Nous pensons, par exemple, à ces Recettes immorales, Le Mascaret 1988. L'auteur écrit:
"Ilfaut dire avant tout que la morale n'est pas une valeur absolue mais relative, et par là, immorale également. Chacune de ces recettes est un pari pour une autre morale possible, pourune morale hédoniste à la portée des partisans d'un bonheur immédiat, consistant à user et
même à abuser de connaissances innocentes; savoir cuisiner, savoir manger, essayer
d'apprendre à aimer", p. 5.
286 LES BONNES MOEURS
tout en dérivant parfois sur l'idée d'éthique en politiques.
Accepter de travailler sur du matériau romanesque exige du politiste certaines
précautions d'ordre méthodologique comme l'a montré Erik Neveu
dans sa recherche. Reprenant la notion d'actant développée par Greimas, il
suggère de "ne prendre en compte les protagonistes du récit qu'en fonction de
ce qu'ils font, de leurs actes, et dans la mesure où ces actes ont une incidence
sur les transformations globales de l'action'''}. On écarte ainsi les analyses de
type psychologisante des personnages pour ne retenir que les rôles qu'ils
représentent et les comportements qu'ils reproduisent. Nous traiterons donc
les personnages de Montalhan comme des individus "réels", c'est à dire engagés
dans une histoire, une structure d'interaction qui révèle des comportements
et des relations généralisables, objectivables. Reste la question de la
position du romancier par rapport à son oeuvre et plus précisément de l'opposition
qui existerait entre lecture interne et lecture externe d'un roman.
Bourdieu, dans son analyse du champ littéraire, nous invite à dépasser cette
apparente contradictionlO
, principalement en "objectivant le sujet de l'objectivation".
C'est donc dans cette perspective que nous distinguerons les représentations
de l'opportunisme politique telles qu'elles sont construites et
repérables dans le roman pour réfléchir à la position personnelle du romancier,
appréhendé comme un "entrepreneur de morale", pour reprendre
l'expression d'Ho Becker, et principalement de son rôle dans l'objectivation
de certaines catégories de la déviance comme celle qui nous intéresse ici.
1 - CONSTRUCTION ET USAGE D'UN STIGMATE:
LA FIGURE DE L'OPPORTUNISTE.
"Quel est votre candidat? Tous saufSantos. Pourquoi? Parce que c'est un saint Iwnune qui
pratiquera la nécrophilie avec le Fernarulo Garrido de ses entrailles. Je préfère que gagne un
malin ayant le sens des réalités. Qui est le malin ? Tout le monde et personne. Un malin dans un tel
parti est un malin relatif. Les malins absolus sont dans les partis qui peuvent gagner dès
aujourd'hui" (p. 186).
8. On peut en trouver une illustration dans Le pianiste, Paris, Ed. du Seuil, 1988. Nous
reprendrons l'idée développée par Paul Ricoeur selon laquelle il convient de "réserver le terme
d'éthique à l'ordre du bien et celui de morale à l'ordre de l'obligation", "Morale, éthique et
politique", in Pouvoirs, Morale et Politique, nO 65, Janvier 1993, p. 5.
9. L'idéologie dans le roman policier,Op. Cit, p. 222. Il fait directement référence à
Sémantique structurale d'A. J. Greimas, Paris, Larousse. 1966.
10. "La notion de champ permet de dépasser l'opposition entre lecture interne et analyse
externe sans rien perdre des acquis et des exigences des deux approches, traditionnellement
perçues comme inconciliables. Conservant ce qui est inscrit dans la notion d'intertextualité,
c'est à dire lefait que l'espace des oeuvres se présente à chaque moment comme un champ de
prises de position qui ne peuvent être comprises que relationnellement, en tant que système
d'écarts différentiels, on peut poser l'hypothèse (confirmée par l'analyse empirique) d'une
Iwmologie entre l'espace des oeuvres définies dans leur contenu proprement symbolique, et en
particulier dans leur forme, et dans l'espace des positions dans le champ de production", Les
règles de l'art, Paris, Ed. du Seuil 1992, pp. 288-289.
OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION 287
Cette conversation entre un des membres du comité central, Leveder, et
Pépé Carvalho à propos de la succession du leader communiste assassiné nous
éclaire sur le contenu que l'on peut donner au terme d'opportuniste ainsi que
sur son usage social. A l'instar des analyses d'Ho Becker, les personnages de
Montalban s'entendent sur le contexte relationnel dans lequel le terme
d'opportuniste - ou de malin dans le cas présent - sera prononcé, notamment
en raison de circonstances le justifiant, à savoir la nécessité de gagner la compétition
politique. On peut donc, dès à présent, établir une distinction quant à
l'usage qu'en font les agents sociaux. Pour un individu qui construit son discours
sur le registre moral, voire éthique, le terme d'opportuniste devient un
"stigmate"ll dont l'emploi vise à déprécier et délégitimer un adversaire alors
que pour le joueur, l'individu engagé dans une compétition politique, il représente
l'un des comportements possibles pour conserver ou améliorer sa position
dans le champ politique. On retrouve ici la réaction décrite par Becker
selon laquelle les déviants n'acceptent pas nécessairement l'étiquette que le
groupe dominant leur accole et produisent de "l'autojustification"12 ; mais
plus encore dans le cas qui nous concerne, l'opportunisme apparaîtra comme
légitime puisque fonctionnel.
Le point de vue du locuteur.
Il Y a dans le terme d'opportuniste une connotation péjorative13 dont
l'intensité et l'implication sociale varient cependant selon le niveau du comportement.
En effet, un individu pourra tout aussi bien traiter quelqu'un
d'opportuniste autant pour ce qui est perçu comme des défauts personnels
(ambition, mensonge... ) que pour un manquement à une position idéale
qu'imposerait la morale sociale ou l'éthique politique. Généralement, ces deux
attitudes se combinent comme l'illustre le personnage de Leveder, l'un des
dirigeants du Comité Central.
Avec Leveder, il s'agit en effet de sanctionner l'attitude d'un homme peu
respectueux de l'orthodoxie communiste et qui, comme le montre le dialogue
cité ci-dessus, n'hésite pas à proclamer son seul attachement à la victoire électorale
("J'ai un gros appétit historique, j'aimerais être Napoléon ou la Vierge
Marie, mais il me manque le coup de pouce final"), quitte pour cela à accepter
des compromis avec d'autres partis politiques (le Parti Socialiste Espagnol) et
avec l'idéologie marxiste14. Leveder est donc à la fois stigmatisé pour ce qui
Il. Nous employons le terme stigmate tel que le défmit et l'utilise Erving Coffman dans
Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Editions de Minuit, 1975.
12. Becker montre notamment cela à propos de la communauté homosexuelle in Outsiders,
Op. cit., p. 57 et suivantes.
13. Le Larousse défmit l'opportuuisme comme "l'attitude consistant à régler sa conduite
moins selon des principes moraux ou selon un plan organisé que selon les circonstances du
moment, que l'on cherche à utiliser toujours au mieux de ses intérêts".
14. Leveder explique: "Moi, je n'emploie jamais des mots style conditions objectives, resituation,
tissu social, üfaut obtenir les meilleures conditions, la classe ouvrière paie le prix de
la crise, vous comprenez? Non parce queje ne crois pas à la vérité qui se cache derrière ce langage,
288 LES BONNES MOEURS
apparaît comme une ambition personnelle - le souhait de la victoire du PCE et
de sa reformulation idéologique - et pour ses positions à l'intérieur de la structure
partisane qui font de lui "un frivole, un esthète ( ...) entré au parti pour
des raisons d'effu:acité historique" selon ses camarades15• En effet, la "vieille
garde" aura recours au terme d'opportuniste pour désigner un individu qui
refuse de se plier "au code linguistique" du Parti, c'est-à-dire à la manière
objectivée et légitime de désigner la réalité et la nature de la compétition politique.
Ce n'est donc fmalement pas son attachement à un courant politique
minoritaire (ses sympathies pour Che Guevara et les trotskistes) et sa volonté
de faire culturellement évoluer le PCE qui font de lui un opportuniste mais sa
liberté de ton, sa dérision et son cynisme à l'égard de la rhétorique marxiste
qui lui valent ce label et rendent son discours démagogique aux yeux des
autres. Dans ce cadre d'interactions qu'est le PCE, la stigmatisation provient
du refus d'appuyer son discours sur ce qui est perçu et présenté, par
l'ensemble des dirigeants, comme l'héritage et l'identité du Parti Communiste,
autrement dit un système de références idéologiques dont personne ne doit et
ne peut faire l'économie.
On peut toutefois souligner, qu'en dépit de la condamnation morale suscitée
par ce type de comportement, le groupe dominant entretient une certaine
ambivalence à l'égard du "déviant" et le seul fait de proclamer publiquement
sa déviance suffit parfois à ne pas l'exclure du jeu politique. L'opportunisme
serait donc une figure des "mauvaises moeurs" politiques, que les agents
sociaux accepteraient à la différence de comportements jugés plus graves
comme la trahison, mais probablement tant qu'ils ne relèvent que d'une
condamnation morale. En effet, le personnage d'Esparza JuIve montre le glissement
qui peut s'opérer entre l'opportunisme et la duplicité, à plus forte raison
lorsque cette dernière conduit au meurtre de Garrido. A la différence de
l'opportunisme de Leveder, la duplicité de JuIve n'est pas visible socialement
et conduit le personnage à cacher ce qui pourrait devenir un stigmate.
Elément orthodoxe du PCE, du moins en apparence, (il a suivi les cours de
formation idéologique et d'initiation aux techniques révolutionnaires en
France et dans les pays de l'Est), JuIve joue sur la conformité au groupe dominant16,
n'hésitant pas à proclamer son attachement filial au dirigeant assassiné
("Ils ont tué mon père, pour moi Fernando Garrido était une sorte de père,
plus que mon propre père, comme Santos, depuis le biberon, je les vénère",
p. 221). Pourtant, pour des raisons financières, il acceptera de commettre un
meurtre, mais la sanction, dans ce cas, est nettement plus grave que celle qui
frappe l'opportuniste puisqu'elle conduit à la mort symbolique de l'individu
("C'était déjà un cadavre lorsqu'il est sorti de l'hôtel, ils l'avaient tué de
(suite note 14) mais parce que je m'efforce de chercher des synonymes. Dans toutes les tribus,
il n'y a rien de plus inquiétant que la violation du code linguistique", p. 183.
15. C'est ainsi que le présente Santos, futur remplaçant de Garrido et figure de l'orthodoxie
marxiste au sein du PCE, p. 177.
16. Ainsi, il apparaît aux yeux des membres du Comité Central comme "au dessus de tout
soupçon" et Santos déclare: "Le militantisme m'a conduit à vivre avec lui, plus qu'avec mes
propres enfants. Pour lui, je mettrais mes mains et mes pieds à couper", p. 175.
OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION 289
méprJS . p. 270), voire même à sa mort physique comme c'est le cas daus le
roman de Montalban. Cela ne veut pas dire pour autant que l'usage du label
d'opportuniste n'ait pas des effets sociaux importants, à commencer par la
délégitimation du stigmatisé. En effet, en usant de ce terme, un groupe social
discrédite une personne et introduit un doute sur sa probité ou son sérieux.
Leveder est ainsi désigné par ses camarades comme ''frivole, de lafractionfrivole"
(p. 127) et comme "contestataire professionnel" dans la biographie officielle
du Parti (p. 176). Cela conduit à l'écarter comme candidat potentiel à la
succession de Garrido et donc à le limiter dans un rôle politique en relation
avec sa déviance. Notons que cette stratégie de délégitimation de l'adversaire
ou du concurrent intervient toujours sur fond de querelles politiciennes, ici
celle qui conduit les différents protagonistes à infléchir la ligne idéologique du
parti soit en faveur de l'eurocommunisme, soit en maintenant la fidélité au
PCUS. Il existe donc un intérêt pour un groupe à souligner une déviance et les
mauvaises moeurs politiques, voire même un droit, "le droit de parler et d'agir
au nom et pour le compte des adeptes, des partisans ou de pairs concurrents
qui s'exerce et se conquiert sur le marché restreint"17. Or, ce droit n'est possible
que dans la mesure où aucune offre politique concurrentielle ne vient
remettre en cause le monopole de représentation que s'arroge un groupe. Pour
ce faire, la désignation de la déviance - de l'opportunisme - fonctionne comme
une arme destinée à déstabiliser l'adversaire, mais cette stratégie n'est efficace
que parce que le groupe dominant est susceptible de produire et d'imposer
une image idéale et légitime du comportement politique.
Dans le roman de Montalban, cette figure officielle prend les traits de
Santos, le vieux militant communiste issu de la résistance au franquisme. Pour
l'ensemble des dirigeants et des militants, il constitue le candidat naturel pour
la succession de Garrido, mêlant des qualités personnelles, relevant de l'ordre
de la sphère privée, et des qualités publiques dont la sacro-sainte fidélité à
l'orthodoxie marxiste. Il nous est présenté par Carmela, jeune militante communiste
chargée d'assister Carvalho, comme un homme intègre, désintéressé
et fidèle à ses convictions. L'image du "saint" se profile dans la description.
"Santos est très personnel, imagine un peu, il est marié et il garde encore son appartement
de la clandestinité. De temps en temps, il quitte safamille et il retourne vivre quelques
jours dans l'appartement des années noires. Il vit comme un moine. On ne lui connaît aucun
violon d'Ingres, aucun vice. Sa trajectoire dans le Parti n'a pas eu de hauts et de bas. Il n'a
fait ni grands ni faux pas. Si tu regardes la biographie de l'Exécutif, tu finis toujours par
découvrir un moment diffu:ile où ils ont été trop critiques, où ils se sont trompés. Santos,
jamais. Il me fait penser à un extraterrestre, àforce d'avoir tellement les pieds sur terre; je
ne sais pas si tu me comprends. Je crois qu'il est digne du musée, parfois je le pense. C'est
une sorte de modèle", (p. 129-130).
Retenons de l'ensemble de ces qualités la modération associée à la constance
des convictions, et plus encore, l'idée selon laquelle il existerait une concordance
entre les qualités publiques et les qualités privées du personnage.
17. Gaxie (D.) et Lehingue (P.), Enjeux municipaux, Paris, PUF, CURAPP, 1984. p. 14.
290 LES BONNES MOEURS
Autrement dit, les valeurs et les principes régissant les sphères publique et privée
seraient les mêmes, traduiraient un continuum, une croyance qui n'est pas
sans rappeler la thèse qu'Aristote développe, dans L'éthique à Nicomaque,
selon laquelle le lien politique serait le lieu privilégié de la recherche et de
l'application de l'éthique. Cette conception du comportement politique
condamne explicitement la thèse opposée, s'appuyant sur le fait que le jeu
politique implique une adaptation de la règle et même, dans certains cas, une
capacité à tricher que les joueurs acceptent tant qu'elle ne remet pas en question
l'ensemble du jeu. Aussi, dans cette perspective, le tricheur - ou l'opportuniste
dans l'hypothèse qui nous concerne - justifie son attitude au nom d'un
impératif stratégique (rester dans le jeu à tout prix) et d'un contexte concurrentiel
(rationalité du joueur).
Le point de vue du stigmatisé
"Pour vous, par conséquent, Garrido était un frein ? - Oui, parce qu'il était seul. Il
avait envoyé à la trappe des gens combatifs qui auraient pu l'aider dans cette bataille; et au
moment de la livrer, il était entouré d'individus qui ne voulaient ni ne pouvaient l'aider à
adapter le Parti. En plus, il n'avait pas confiance dans ceux qui disaient toujours amen. Le
sort en était jeté" (p. 185).
Cette conversation entre Pépé Carvalho et Leveder révèle une autre
conception de la politique où la fidélité à l'idéologie marxiste, qui a permis la
mobilisation de certains espagnols dans leur lutte contre le franquisme,
devrait être écartée dès lors qu'elle est perçue comme un frein à la progression
électorale du PCE ou qu'elle ne se justifie plus par le contexte politique. Plus
précisément, le stigmatisé rejettera l'étiquette d'opportuniste en présentant
une autre interprétation des règles du jeu politique, celle qui fait prévaloir ce
que Bailey nomme les règles pragmatiques sur les règles normatives18
• En
effet, la position de Leveder s'appuie sur une analyse du changement politique
intervenu en Espagne qui rendrait obsolètes les règles normatives décidées lors
de la clandestinité et qui identifiaient publiquement le PCE comme un parti
d'opposition et de lutte contre le régime totalitaire et le capitalisme. L'avènement
de la démocratie imposerait donc une redéfinition des thèmes normatifs
reposant sur la nécessité de faire du PCE un parti susceptible d'exercer des
fonctions gouvernementales. Cette tension entre deux conceptions du PCE se
retrouve à travers les discussions entre militants dont Montalban ponctue son
roman19 tout en étant largement reprise par le détective privé lui même qui en
fait l'un des paradoxes du mouvement communiste.
18. F.C. Bailey précise que "les règles normatives sont des lignes très générales de conduite.
On s'en sert pour juger des actions particulières selon les critères moraux du bien et du
mal. Au sein d'une structure politique spécifUJue, on peut s'en servir pour justifier publiquement
une ligne d'action". Par contre, les règles pragmatiques "conseillent les tactiques et les
manoeuvres qui seront probablement les plus efficaces". Elles écartent ainsi tout jugement
moral pour privilégier l'efficacité, Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 18.
19. On peut citer, par exemple, celle qui a lieu dans une fédération locale. "N'oublions pas
que nous, les Espagnols, sommes dans le zone d'influence du bloc capitaliste; nous ne pouvons
OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION 291
"Maintenant, vous avez la chance de choisir un secrétaire général à la taille du marché.
Mais vous ne le ferez pas. Votre culture vous en empêche. Vous vous verrez pousser vers un
dilemme: choisir un chefhistorique et continuer à téter la mythologie, ou un homme d'appareil,
assez malin pour en être arrivé là sans accrocs importants" (p. 206).
Cette opposition énoncée par Carvalho nous semble révélatrice de la hiérarchie
des règles (normatives et pragmatiques) que les acteurs décident d'établir
dans l'activité politique. En ayant recours au terme d'opportuniste, un
locuteur (un individu ou un groupe) privilégie un registre moral même si cela
n'implique pas que sa propre conduite soit morale (existe-t-il un morale absolue ?)
mais, du moins, dispose-t-il des ressources suffisantes pour accréditer son
point de vue. Par contre, en concevant l'activité politique comme un "marché"
marqué par la compétition, un changement de registre s'opère et les
règles morales ne sont plus ramenées, ainsi que le souligne Bailey, qu'à des
cadres indicatifs susceptibles mêmes d'être contredits par les règles pragmatiques.
Dans ces conditions, l'opportuniste serait un individu qui chercherait
à opérer un reclassement des règles du jeu politique et cela passe par "la
nécessité de battre l'autre type malgré les contraintes et les limites que les
autorités cherchent à imposer''2o. On glisse ainsi d'une conception stigmatisante
à une conception stratégique de l'opportunisme et cela pour deux raisons.
D'une part, l'opportunisme - et c'est le point de vue développé par l'individu
stigmatisé - serait une ressource politique au même titre, par exemple,
que le mensonge en politique ainsi que le montre Hannah Arendt lorsqu'elle
étudie la stratégie du Pentagone lors de la guerre du Viêt-Nam21 • Il se justifierait
par la possibilité de choisir et d'appliquer la règle pragmatique la plus
appropriée à la situation, sans prendre en considération des critères moraux.
De manière extrême, cette appréhension du politique peut conduire le joueur
à user de toutes les stratégies qui sont ainsi à sa disposition puisque "quand on
joue pour survivre, on doit utiliser toutes ses cartes, mobiliser toutes ses ressources,
tous ses amis - quitte à les duper et sacrifier après''22. L'opportunisme
ne serait donc que l'une des figures possibles du jeu, parmi tant d'autres,
qui aurait le mérite de placer le joueur dans une situation d'attentisme vis à
vis d'un contexte incertain. D'autre part, dès lors que l'on accepte de faire
primer les règles pragmatiques sur les règles normatives, on peut estimer que
le joueur est contraint parfois d'adopter un comportement jugé "déviant" en
(suite note 19) pas accepter cefait comme unefatalité, mais comme une vérité objective
conditionnant notre stratégie. L'Histoire a montré qu'il n'existe pas un modèle unique
d'implantation du socialisme et nous croyons que les libertés démocratiques sont des instruments
pour arriver à un socialisme dans la pluralité, à un socialisme en liberté"... "Dépasser
la politique des blocs, très bien. Je suis d'accord mais comment? Les blocs sont là et, un beau
jour, les impérialistes se mettent à agresser les socialistes. Alors qu'est-ee qu'onfait?" (p. 199).
20. Balley (F.-G.),. op.cit., p. 102. L'auteur précise également: "Les tensions de la compétition
politique conduisent à trouver des manières de gagner sans vraiment tricher, ou à tricher
sans sefaire prendre, ou en dernier ressort à se battre pour balayer le système tout entier
et en trouver un autre qui leur convienne mieux", p. 103.
21. Du mensonge en politique, Paris. Calmann-Lévy, 1972.
22. Thuillier (G.), Le jeu politique, Pari, Economica, coll. Limites, 1992, p. Il.
292 LES BONNES MOEURS
raison de la "cruauté du jeu"23. Cette conception individualisante de l'activité
politique où le joueur est seul préoccupé de son maintien dans le jeu légitime,
d'une certaine manière, toutes formes de comportements, toujours dans la
mesure où ils ne débouchent pas sur une remise en question du système.
Leveder peut très bien critiquer l'immobilisme du Parti et les pesanteurs idéologiques
entretenues par Garrido et son entourage mais son comportement ne
débouchera pas sur une crise du PCE, à la différence de l'assassinat perpétré
par JuIve. Ce qui est perçu par ses camarades comme de l'opportunisme ou de
la frivolité peut être lu comme une stratégie de différenciation qui masque
cependant ses croyances politiques personnelles - son attachement au trotskysme
- et qui vise à le positionner comme un dirigeant susceptible de faire évoluer
le PCE. Notons que la priorité accordée aux règles pragmatiques sur les
règles normatives n'implique pas nécessairement le renoncement à toute
conception morale de la politique, à la différence de ce que pense Thuillier par
exemple, ou la suprématie automatique du comportement pragmatique sur le
comportement moral. Elle dépend d'une part du contexte, ainsi que le souligne
D. Gaxie24, et d'autre part, cette priorité peut être interprétée comme
une stratégie visant, à travers les règles pragmatiques, à imposer un nouveau
thème normatif, dans le cas présent le repositionnement du PCE dans un système
politique qui a vu ses règles changer en raison de l'instauration d'un
régime démocratique et où la victoire est possible dès lors que les règles démocratiques
sont acceptées et suivies.
L'utilisation ou le rejet du stigmate "opportuniste" signifie qu'implicitement,
en fonction de la situation à laquelle ils se trouvent confrontés, les
acteurs politiques introduisent une hiérarchie entre les différentes ressources
politiques à leur disposition et qu'il n'existe pas d'équivalence entre elles.
D'une certaine manière, un individu ainsi labellisé prend le pari que la
condamnation morale qu'il encourt pour son comportement ne le pénalisera
qu'à la marge dans sa stratégie politique. Autrement dit, cela suppose que la
ressource positionnelle (entendue ici comme celle que l'on retire de sa position
dans le champ politique) est plus efficace, dans le jeu politique, que le capital
moral. Il n'en demeure pas moins que plus un individu est confronté à une
structure ou un marché politique restreint, comme un parti politique, plus la
pression de la règle normative est susceptible de le délégitimer s'il ne se s'y
conforme pas. Mais cette analyse de l'opportunisme ne serait pas complète si
23. G. Thuillier écrit: "Tout système, quel qu'il soit, est cruel: il est obligé de mépriser les
individus, les idées, d'établir et maintenir une unitéfzctive, d'assurer la police des tendances
; la survie est à ce prix, et les dégâts sont souvent considérables: le système broie les individus,
les asservit, élimine - pour survivre - les faibles, les inadaptés, les non-conformes, les belles
âmes, les doctrinaires, les inutiles", op. cit., p. 41.
24. Daniel Gaxie souligne qu'il "est vain d'essayer de dire ce qui l'emporte du pragmatique
et du normatif, d'une part parce qu'il est bien dijJicile de sonder les consciences, à commencer
par la sienne, tant chacun essaie de se justifier à ses propres yeux et à ceux des autres
et, d'autre part, parce que, quels que soient les motifs, les stratégies sont à peu près les mêmes.
Il est donc plus fécond de voir comment les thèmes pragmatiques ou normatifs sont invoqués
pour produire des effets politiques, que de chercher lesquels sont ultimement déterminants",
La démocratie représentative, Paris, Montchrestien, coll. Clés, 1993, p. 39.
OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION 293
l'on n'y intégrait pas le point de vue des personnes extérieures au jeu politique
comme les journalistes ou le romancier qui contribuent également, par leurs
commentaires et leurs écrits, à objectiver ce type de comportement politique.
II -LA PRODUCTION D'UNE "RÉAliTÉ" : LE ROMANCIER
COMME ENTREPRENEUR DE MORALE
Les normes et les catégories de la déviance ne s'imposent pas spontanément
nous rappelle H. Becker, bien au contraire, elles nécessitent un travail de
repérage, de classification des individus et des comportements ainsi labellisés.
Tel est le travail des "entrepreneurs de morale", de ces "professionnels spécialisés
dans l'imposition du respect des normes"25. Le romancier nous apparaît
comme l'un d'entre eux dans la mesure où il participe "ù la lutte
symbolique pour la production du sens commun, ou plus précisément pour le
monopole de la nomination légitime"26, et ce, même si sa participation se dissimule
derrière la prétendue neutralité de l'écrivain. Aussi, il convient de
s'interroger sur la représentation de l'activité politique que nous propose
Montalhan ainsi que sur sa contribution à l'objectivation d'une déviance.
Afin de mieux cerner la conception, toute personnelle, que le romancier
nous offre des relations politiques, il est nécessaire d'analyser ce qu'Erik
Neveu nomme "l'explicite du roman policier'>27.
Un monde politique désenchanté
On ne peut qu'être frappé par la conception cynique de la politique que
Montalban nous propose à travers ses romans. La sphère politique y est
constamment présentée comme le lieu de la duplicité, du carriérisme, où se
retrouvent finalement toutes les turpitudes du comportement humain. Les
thèmes de la méfiance absolue à l'égard des hommes politiques et de la manipulation
qui reviennent tout au long du livre illustrent la représentation que le
romancier tente de nous imposer comme réelle, voire réaliste.
Globalement, l'homme politique et le haut fonctionnaire apparaissent
comme des individus dans lesquels on ne peut pas avoir confiance. Il est significatif
de souligner que, chez Montalhan, cette méfiance s'étend aux membres
du Gouvernement et particulièrement à l'administration policière dans laquelle
le romancier voit toujours des repentis du franquisme (cf. également
Frederico III de Castille et Leon). Les relations qu'entretient le détective
Carvalho avec le haut commissaire Fonseca et le directeur de la police Perèz
Montesa de la Hinestrilla au cours de son enquête, restent marquées par la
25. Outsiders, op. cit., p. 186.
26. Bourdieu (P.)," Espace social et pouvoir symbolique" in Choses dites, Paris, Editions
de Minuit, 1987, p. 161.
27. L'idéologie dans le roman d'espionnage, op. cit., cf. la première partie de l'ouvrage.
294 LES BONNES MOEURS
crainte du non-respect des nouvelles règles démocratiques et du comportement
répressif d'une administration qui a contribué au maintien du régime franquiste.
- (De la Hinestrilla) "Vous me demandez les renseignements hyper-confu1entiels que nous
avons sur les membres du comité central du PCE. Très bien. Moi, je vous les donne et c'est
une preuve de confzance ; mais en échange, vous devez me donner une autre preuve susceptible
de me justifier devant mes supérieurs. - Vous voulez que je vous livre le principal suspect
? - Ce serait juste. - Vous me garantissez qu'il ne mourra pas un quart d'heure après
que je vous aie révélé son nom? - Qu'est-ce que vous insinuez? - C'est si dijJicile à comprendre?
- Vous parlez à un fonctionnaire public, au serviteur d'un gouvernement démocratique,
à un vieux démocrate. J'ai été actionnaire du journal Cuadernos para el dialogo. Vous
avez l'air d'être un bon garçon, mais êtes-vous en condition de me garantir ce que je
vous demande? Vous voulez assumer la responsabilité de lâcher le nom d'un homme pour
qu'on me le troue comme une passoire ?" (p. 230-231)28 •
Ce thème de l'impossible loyauté apparait comme un leitmotiv dans les
romans de "politique fiction" de Montalban. Ce dernier l'étend aux relations
que les hommes politiques entretiennent entre eux, y compris dans le cadre
d'une structure reposant sur un minimum de solidarité comme un parti politique.
Que l'on songe à la méfiance, déjà soulignée, de Garrido à l'égard de
son entourage ou à celle des membres du comité central entre eux. D'une certaine
manière, le romancier accrédite l'idée d'un jeu politique commandé par
les passions, c'est à dire "ce mélange de haine, d'orgueil, d'envie, et de mépris
que révèle tout conflit"29. Dans ces conditions, il ne reste plus à l'homme
sensé, comme Carvalho, qu'à se retirer de la sphère politique et à brûler les
livres idéologiques qui l'ont influencée, ou alors, à l'aborder avec un extrême cynisme'l°.
Cette attitude s'impose d'autant plus que Montalban fait de la politique
une activité de manipulation des personnes. Cette conception tend même, en
forçant le trait, à ramener l'activité politique à une entreprise d'intoxication
collective, brouillant tout repère et où personne ne semble épargné. On peut
citer par exemple un membre du comité central - Sepulveda Civit - qui organise
des réunions afin "d'essayer de convaincre des camarades du fait que la
classe ouvrière polonaise est payée par la CIA" (p. 187) ou les multiples inter-
28. A un autre moment, la question de la confiance entre Carvalho et la police est à nouveau
posée au moment de l'échange d'informations. "Fonseca frappait d'un doigt tendu le
revers de DiUinger. Carvalho passa près d'eux, enformulant quelque chose qui ressemblait à
un adieu. - Vous partez déjà? Je promets de vous tenir immédiatement au courant de ce que
je découvrirai. Carvalho eut un geste d'assentiment. - Mais, la prochaine fois, je ne serai pas
aussi loyal avec vous. Moi, j'ai parlé, pas vous. - Pour une fois, nous avons inversé les rôles".
p. 171.
29. Thuillier (G.), Les règles du jeu politique, op. cit. p. 3. L'auteur écrit également: "Le
joueur est prêt à tout sacrifier pour ce gain, ses amis, ses intérêts, ses idées: il y a là l'idée
d'un échange, d'une compensation. En politique rien n'est gratuit: ilfaut - si l'on veut le pouvoir
- trahir ses idées, ses fidélités, exercer soi-même la cruauté, subir la souffrance", p. 20.
30. Au moment de l'assassinat de Garrido, Montalhan fait dire à l'un de ses personnages:
"Ilfaut enfinir avec ce cauchemar politique. Moi, je n'ai rien contre les politiciens en tant que
personnes mais je suis tout àfait opposé aux politiciens en tant que politiciens. Depuis la mort
de Franco, la politique nous est tombé dessus comme une plaie", p. 31-32.
OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION 295
ventions de services secrets - entre autres des pays de l'est - qui cherchent à
stopper l'enquête et dont on ne sait jamais pour quel gouvernement ils travaillent.
La manipulation, selon Carvalho, serait même le motif expliquant
l'assassinat de Garrido : "On a tué Garrido pour faire de vous une bande
d'assassins froids, calculateurs, culturels qui ont besoin du protocole d'un
comité central pour mettre en scène le sacrifice" (p. 205).
Ce sentiment d'être confronté à un monde politique malsain et cruel est
renforcé par les constantes allusions à la sphère du privé, et plus précisément,
à l'art de la table qui est implicitement présenté comme le lieu de la "vérité
vraie". Ainsi Carvalho - mais n'est-ce pas Montalban qui parle? - n'aura de
cesse de souligner les plats qu'il faut manger, les restaurants où ces derniers
continuent à être cuisinés selon des méthodes traditionnelles. Cet attachement
à la nourriture, tout à fait particulier au romancier catalan, crée un élément
de contraste dans la mesure où "cette morale hédoniste, à la portée des partisans
du bonheur immédiat"31 s'affirme comme le lieu de la sincérité et de la
certitude inébranlable. Cette morale devient même l'indicateur au regard
duquel Carvalho juge son entourage, ainsi il constate que "Leveder savait
organiser un menu, mais il déployait des efforts expiatoires pour l'oublier"
(p. 182). La référence permanente à un savoir vivre propre à l'auteur, un
point de vue jamais discuté, délégitime donc, a contrario, la sphère politique
où l'on ne trouve ni sincérité, ni certitude.
La position de Montalban à l'égard de la politique n'est cependant pas sans
ambiguïté et on peut penser que le romancier distingue, sans le dire expressément,
la Politique comme visée éthique et la politique politicienne qu'il
condamne.
La figure rédemptrice de l'homme de conviction
En dépit des constats les plus pessimistes qu'il dresse sur l'activité politique,
Montalban ne peut pas s'empêcher de considérer que cette même activité
n'est pas, parfois, exempte d'une certaine noblesse. Tel est le cas, du moins,
pour le regard qu'il porte sur ceux qui ont combattu le franquisme comme
Santos ou même Don Alberto, personnage d'un autre de ses romans: Le pianiste32
. Leur rage et leur sincérité lui apparaissent comme les valeurs
suprêmes et comme l'accomplissement de l'engagement politique, à tel point
que pour eux, Montalban est disposé à oublier leurs déviances, justifiées au
nom du contexte de lutte contre la dictature33 •
31. Montalhan (M.-V.), Recettes immorales, op. cit.
32. Paris, Editions du Seuil, 1988.
33. Santos exprime ce point de vue face à Carvalho : "Nous luttions contre la dictature
militaire et nous ne pouvions pas faire de nuances. Nous n'étions pas seulement durs avec les
autres, mais aussi avec nous-mêmes. Moi, je n'ai pas vu grandir mes enfants; je suis un étranger
pour eux. Nos enfants ont poussé grâce à la ténacité de nos femmes qui ont vécu comme
des veuves, de prison en prison, de jugement en jugement", (p. 173).
296 LES BONNES MOEURS
Dans Meurtre au comité central, Santos est présenté comme un individu
prêt à se sacrifier pour racheter les erreurs de ses pairs et notamment de son
élève Esparza Julve. La tentative de suicide qu'il commet en apprenant le nom
du coupable relève du geste rédempteur et témoigne de la volonté d'assumer la
responsabilité de l'acte comme on le voit dans la lettre qu'il laisse à Pépé
Carvalho.
"A présent, je me retrouve face à face avec le cadavre de Fernando, assassiné par mon
fiUeul, et je me sens un vieillard stupide, vide, raté, à qui il ne reste plus qu'à permettre
l'embaumement du cadavre et le raccommodage du Parti pour sauver les idoles. Je ne veux
pas être maître d'un tel choix, de ce faux choix, je voudrais donner un sens exemplaire à
l'acte de mon autodestruction" (p. 255).
Aux yeux du romancier, ce geste reste celui de l'homme intègre, prêt à
mourir pour des idées auxquelles il a consacré sa vie. Santos apparaît comme
un homme de conviction et finalement, peu importe que l'idéologie dans
laquelle il a cru ait débouché sur des erreurs et des impasses34, elle conférait
une éthique et une morale. C'est probablement à ce niveau que l'auteur
contribue à objectiver la figure de l'opportunisme, en déniant toute éthique à
la nouvelle classe politique qui apparaît au moment de la mise en place de la
démocratie. Cette finalité de l'action politique au regard des valeurs s'estomperait
dans un contexte de déclin des idéologies et d'effondrement des modèles
véhiculant une certaine représentation d'une société plus juste. On peut ainsi
lire dans le roman ce que pense réellement l'auteur à travers l'oraison funèbre
qu'un membre du PCE, Cerdan, prononce lors de l'enterrement de Garrido :
"Ce n'est pas un hasard si, au moment d'entrer dans la psychose de fin de millénaire, un
livre comme 1984 d'Orwell redevient à la mode et si renaît l'intérêt pour les deux autres projets
de la littérature utopique les plus conséquents du Xxo siècle : le MeiUeur des mondes de
Huxley et Nous de Zamiatine. Non pas parce que lafin du siècle confirme les prémonitions
utopistes de ces trois auteurs, mais en temps de crise les secteurs les plus critiques de la culture
vivent un cauchemar: l'effondrement de tous les modèles, et lorsqu'il n'y a pas de
modèle avalisé ou avalisable il ne reste plus d'autre issue que l'utopie ou le cynisme, parfois
déguisé d'un pragmatisme lui même déguisé d'effu;acité historique déguisé de vertueuse prudence"
(p. 93-94).
34. On peut citer cet autre passage de la lettre: "Je regarde autour de moi et je me rends
compte, avec angoisse, que nous n'avons non seulement pas pris ce chemin, mais encore que
nous nous sommes appliqués à nous reproduire sacerdotalement dans nos héritiers, des héritiers
sans alibi épique et éthique, qui finiront par croire que le socialisme est le fruit de huit
heures parjour de travail bienfait et mal payé; et ce malpayé devient à son tour un alibi tant
que l'on a pas le pouvoir, un alibi qui a disparu chez les prêtres des pays socialistes où le pouvoir
comprend des avantages matériels. Par chance, le socialisme reste une démarche et un
objectifémancipateurs pour les hommes, et les erreurs des partis comme le nôtre ne sont
qu'instrumentales, elles n'invalident pas le sens de l'Histoire... Ce sens-là est sauf chez tout
militant anonyme capable de comprendre la signifu;ation coUective de la lutte, de la longue
marche et de sacrifier une partie de sa liberté personnelle, et s 'il le faut en sacrifiant sa vie,
pour une Histoire plus juste", (p. 254).
OPPORTUNISME POLITIQUE ET COMPROMISSION 297
Un glissement dans la conception et l'usage de l'étiquette "opportuniste"
s'opère donc dans l'esprit du romancier. Il ne s'agit plus de désigner le comportement
d'un individu dans le cadre d'une interaction politique mais, au
contraire, d'étendre le stigmate à l'ensemble de l'activité politique dans la
mesure où ne restent plus que des professionnels de la politique attachés, sans
conviction réelle, à la promotion de produits politiques. L'opportunisme se
généralise car, ainsi que le soulignent Gaxie et Lehingue, "l'activité politique
consiste à tenter de marquer les consommateurs (faire impression pour laisser
un souvenir durable) en marquant les concurrents"35. Il y aurait donc une
évolution inéluctable de la vie politique, séparée à jamais de la morale et de
l'éthique, comme l'aurait compris Santos avant son suicide manqué.
"Les dieux sont morts mais, nous les prêtres, nous sommes restés. Nous répondons en
prêtres au sacerdoce agressif d'une contre-révolution défensive, et ce n'est peut être pas là
une réponse, et peut être la seule réponse suppose-t-elle que nous perdions notre sacerdoce,
que nous laissions en évidence les sacerdoces d'autrui" (p. 254).
En guise de conclusion
On peut s'interroger sur l'effectivité du stigmate, sur les effets produits
tant sur la personne dénoncée que sur un public de profanes, quitte pour cela
à abandonner l'univers romanesque. Dans une arène restreinte, comme par
exemple un parti politique ou une scène politique nationale, la dénonciation
d'un comportement jugé déviant fonctionne, comme nous avons tenté de le
montrer, comme un moyen de classement, d'autant plus sûr et efficace qu'il y
a, de la part de l'ensemble des joueurs, un accord plus ou moins stable sur les
règles du jeu. L'effectivité normative du stigmate dépend, dans ce cas, très
étroitement de la position et des ressources du groupe dominant, mais peut-on
espérer une montée en généralité des effets produits dans une arène plus large?
Il est possible d'évaluer ces effets en les comparant avec les conséquences
que produit un autre type de mauvaises moeurs politiques: les scandales ou les
affaires. Tout comme la dénonciation de l'opportunisme, le scandale peut être
considéré, dans une perspective stratégique, comme "un jeu relâché où
prédominent les coups stratégiques indirects et médiatisés par des agences
d'exécution"36. Il repose également sur un dévoilement de secrets jusque là
jalousement gardés et des modalités de violation de la norme, dévoilement qui
intervient naturellement à un moment où le coup politique a le plus de chance
de porter ses fruits. L'efficacité du scandale repose, pour partie selon Alain
Garrigou, sur l'intervention d'autorités jugées neutres (justice, préfet. .. ) ou
35. Enjeux municipaux, op. cit, p. 13.
36. Garrigou (A.), "Le boss, la machine et le scandale", Politix, nO 17, 1992, p. 25. On peut
également citer J. Daniel: "Forme particulière et dérivée de la lutte pour le pouvoir, le scandale
politique mobilise les acteurs dans un jeu où se déploient alternativement des stratégies
offensives et défensives", "Les démocraties pluralistes face aux scandales politiques", RFSP,
Vol. 42, nO 6, Décembre 1992, p.989.
298 LES BONNES MOEURS
sur l'ampleur que les média décident de conférer à l'affaire. Dans ces conditions,
l'effet produit peut aller jusqu'à l'élimination de l'individu touché par
le scandale comme l'illustre la chute de Jacques Médecin. Mais encore faudrait-
il s'interroger sur le caractère automatique de cet effet. On a vu récemment
des hommes politiques compromis dans des affaires (H. Emmanuelli,
M. Noir, B. Tapie... ) se faire réélire, toutefois, il conviendrait en l'occurrence
de savoir qui souffre du discrédit, la classe politique dans son ensemble ou les
acteurs pris individuellement. Quoiqu'il en soit, le scandale produit des effets
et en produit d'autant plus, si l'on suit l'argumentation d'Alain Garrigou, que
l'intervention d'autorités "neutres" vient renforcer le fondement des affaires
ou du moins l'idée que les allégations peuvent être vraies. C'est donc probablement
l'entrée en jeu des ces instances créditées d'une compétence morale,
c'est-à-dire comme le souligne D. Memmi, capables de mettre une distance
entre elles et l'objet étudié37, qui multiplie et renforce l'effets des scandales ou
des affaires. Or, nous semble-t-il, dans le cas de l'opportunisme politique, il
est excessivement difficile aux acteurs d'invoquer une compétence morale. Se
déroulant dans une arène close et restreinte, la construction et l'usage du stigmate,
souvent non sanctionnable du point de vue du droit, repose sur des
schèmes d'appréciation qui font principalement sens chez les seuls acteurs de
cette arène et qui varient selon les contextes. Il leur est relativement difficile
de faire coincider la nature du stigmate avec des catégories de déviance ou de
fautes objectivées, par le droit principalement, et reconnues par les profanes.
Dans ces conditions, l'effet produit par la dénonciation de l'opportunisme
n'est toujours que relatif et restreint et laissera chez les profanes un sentiment
de doute, voire même de lassitude, restant perçu comme le produit de
manoeuvres politiciennes. Sans doute M. V. Montalban est-il révélateur du
sens commun lorsqu'il refuse de prendre partie dans les querelles politiques et
qu'il nous présente un monde politique où la morale n'a plus cours.
37. L'auteur écrit: "L'autorité morale s'impose à lafaveur d'une série de mises à distance
(distance à soi, à ses propres intérêts) auxquelles vient s'alimenter la distance aux autres,
inséparablement vécues et jouées, physiques et sociales, revendiquées agressivement et pratiquées
avec naturel", "La compétence morale", Politix, nO 17, p. 105.
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